Les dons et legs Vollard

Figure hors norme du marché de l’art au tournant du XIXe siècle, Ambroise Vollard (1866-1939) se distingue par son flair et son audace qui font de lui le promoteur de Paul Cézanne et de Paul Gauguin comme des Nabis, du jeune Pablo Picasso ou encore de Georges Rouault alors qu’ils sont encore inconnus des amateurs.

Venu de La Réunion pour faire son droit en métropole, ce fils de notaire abandonne ses études pour se lancer dans le commerce d’art. Après un bref apprentissage dans la galerie L’Union artistique, il s’installe seul en 1890, dans une chambre au 15, rue des Apennins, excentré dans le 17e arrondissement, puis prend une boutique mieux placée au 37, rue Laffitte. Il déménage plusieurs fois au sein de la même rue quand ses moyens lui permettent de louer un local plus grand. Il est alors au cœur du quartier des marchands de tableaux.

Paul Cézanne, Portrait d'Ambroise VollardParmi les artistes qu’il soutient alors, il en est un qui, plus que tous les autres, fait sa fortune et dont le nom reste lié au sien. C’est Paul Cézanne, qu’il expose dès 1895 et dont il devient le marchand en 1896. Il lui achète de nombreuses toiles à un prix modique alors que personne ne s’intéresse à sa production. Vollard en vend quelques-unes mais garde l’essentiel tout en continuant de faire la promotion de l’artiste. Il ne les écoule ensuite qu’au compte-goutte, alors que la cote de Cézanne, décédé en 1906, continue de s’élever et que le nombre d’amateurs croît sans cesse.

Vollard se fait l’acteur de la reconnaissance de ceux dont il achète, édite, expose, prête et vend les œuvres à travers l’Europe entière, et jusqu’aux États-Unis. Il se fait même auteur pour raconter ses souvenirs de ceux dont il a été le plus proche et qui ont été les acteurs de son succès : Edgar Degas, Auguste Renoir et Paul Cézanne. Il contribue ainsi à façonner une certaine histoire de l’art occidental alors que le salon officiel, entravé par une attitude conservatrice, ne reconnaît pas l’art moderne.

S’il est connu essentiellement en tant que marchand, Ambroise Vollard éprouve pour son activité d’éditeur une passion et une fierté sans pareille. Dans ses mémoires Souvenirs d’un marchand de tableaux, publiés pour la première fois en France en 1937, il relate avec une satisfaction non dissimulée la genèse de ses éditions d’estampes, de bronzes et surtout de livres illustrés par des peintres comme Pierre Bonnard, Maurice Denis, Emile Bernard, Pablo Picasso, Raoul Dufy et Georges Rouault. Il s’enorgueillit d’avoir conduit ces artistes, dont il vend aussi les toiles, à des domaines qui leurs sont moins familiers, comme la céramique peinte et la sculpture.

Ses localisations successives dans Paris, y compris par rapport à ses confrères marchands d’estampes, sont significatives de son glissement du monde du commerce de l’art vers le monde de l’édition. En 1920, il s’installe dans un hôtel particulier au 28, rue de Martignac, près de l’église Sainte-Clotilde, alors que le marché de la peinture s’est déplacé vers l’ouest de Paris. Son confort financier assuré, fort de sa réputation, de son stock à la valeur sans cesse grandissante et d’une clientèle bien acquise, il se replie dans le septième arrondissement de la capitale. Il se passe de boutique, n’organise plus d’expositions chez lui ni de vernissages et ne vend que ponctuellement.

Les Fleurs du mal. Volume 1En revanche, il s’investit sans cesse dans de nouveaux projets éditoriaux. S’adonnant pleinement à cette passion, il endosse le rôle d’un chef d’orchestre perfectionniste à la tête d’un vaste réseau de partenaires, et s’éloigne des notions de profit. Ambroise Vollard investit dans ses dispendieux travaux d’éditeur les bénéfices tirés du négoce bien plus lucratif des toiles de maîtres modernes.

Si Ambroise Vollard est un personnage assez discret, il assure pour les artistes qu’il représente et pour ses éditions une promotion active. Lorsqu’il n’organise plus lui-même d’expositions, il prête volontiers à de nombreux événements consacrés à l’art ou à l’édition contemporaine. Il n’a pas d’affection pour l’art ancien et académique ni pour les institutions muséales, et apprécie la volonté des conservateurs successifs du Petit Palais de présenter des artistes vivants. Il est ainsi amené à prêter au musée des Beaux-Arts de la ville de Paris à plusieurs occasions, notamment pour le Salon international du Livre d'art de 1931 et pour l’exposition Les maîtres de l’art indépendant, 1895-1937 présentée en 1937. Les dons successifs qu’il accorde à cette institution, en 1928, 1930, 1931, 1933 et 1937, confirment cette bonne entente. Ils sont représentatifs de la diversité des accomplissements du marchand-éditeur, avec soixante-seize œuvres, aujourd’hui réparties entre le Petit Palais et le Musée d’Art moderne de Paris inauguré en 1961, mêlant peintures, arts graphiques, livres d’artistes, céramiques peintes et bronzes dus aux artistes qui ont constitué son Panthéon.

Ambroise Vollard meurt sans héritier direct en 1939, il ne laisse derrière lui qu’un testament datant de 1911. Or sa situation a bien changé : il a accumulé dans son hôtel rue de Martignac une fortune très difficile à estimer en œuvres de maîtres. Par ce testament ancien, il lègue au Petit Palais trois peintures, dont son important portrait par Paul Cézanne. Ses ayant-droits enrichissent encore cet ensemble en 1950, au moment du règlement de la succession du marchand-éditeur.

C. R.